Il n’y a pas, pour le Mali, pire moment que celui-ci pour perdre un homme de la valeur de Tiébilé Dramé. Pour moi et pour tous ceux qui l’ont connu et pratiqué, c’est un crève-cœur d’apprendre la disparition de cet homme remarquable, alors que son pays, considéré jadis comme le navire-amiral de nos démocraties naissantes, prend l’eau de toutes parts.
Le bilan d’Assimi Goïta est encore pire que ce qu’en toute logique les Maliens pouvaient attendre d’un régime militaire : le fiasco est total, sur le plan économique aussi bien que sur le plan sécuritaire. On se souvient avec beaucoup d’ironie que c’est en brandissant le fanion de la lutte antiterroriste que sa junte avait justifié l’injustifiable : le putsch, cette hérésie qui a du mal à passer aussi bien selon les conventions internationales que selon les mœurs politiques de l’heure. Or, c’est sur ce chapitre-là que son échec est le plus cuisant. Les djihadistes qui régnaient en maîtres au Centre, au Nord et au Nord-Est viennent d’opérer une percée spectaculaire dans la région de Kayes, au point de menacer la frontière sénégalaise. Que dire d’un général encore plus nul au front que le régime civil qui l’a précédé ?
Cette question fait sans doute partie des centaines, des pénibles, des fort enrageantes interrogations que l’ami Tiébilé s’est posées en rendant son dernier souffle. Ce démocrate sincère, ce militant au courage hors norme n’est pas mort de maladie : c’est le dépit qui l’a emporté. Dépit de voir la démocratie malienne partir en lambeaux après tant de sacrifices consentis ; dépit de voir se reconstituer, presque à l’identique, le pouvoir répugnant de Moussa Traoré qu’il a combattu dès ses années de lycée.
Leader de l’Union nationale des élèves et étudiants du Mali (UNEEM), il sera à l’origine de la vague de contestations de la fin des années 70, considérée aujourd’hui comme le signe avant-coureur de la chute de la dictature. Devenu la bête à abattre, Moussa Traoré l’expédiera à plusieurs reprises dans les bagnes du Nord, où il devra survivre à la gégène et au rude climat du désert. Cela lui vaudra d’être adopté comme prisonnier d’opinion par Amnesty International et de vivre un exil de dix ans en France (où il poursuit des études d’histoire), en Grande-Bretagne (où il travaillera au Secrétariat général d’Amnesty International), puis en Haïti (au compte des Nations unies). Il sera ensuite deux fois ministre des Affaires étrangères de son pays, sous la première transition et sous IBK.
Tiébilé Dramé nous quitte en laissant derrière lui une œuvre inachevée. Son rêve panafricain et son combat pour un Mali uni, démocratique et prospère sont restés en plan, mais l’Histoire retiendra qu’il fut l’une des grandes figures du Mali contemporain et que demain, il sera au tableau d’honneur, quand l’heure sera venue de trier le grain de l’ivraie.
Les générations montantes perdent un modèle et moi, un ami. Un ami fidèle, un ami sincère et affectueux dont j’admirerai toujours la hauteur de vue, la clarté d’analyse et le sens prononcé de l’idéal. Notre relation était d’autant plus forte qu’il était le mari de Kadiatou Konaré, qui est non seulement « ma petite sœur », mais aussi mon éditrice en ce qui concerne le théâtre, tout au moins. J’avais en permanence à ma disposition leur gîte et leur couvert.
De passage à Bamako, c’était un plaisir pour moi de refaire l’Afrique avec ce couple exceptionnel autour d’un plat de mafé ou d’une soupe kandia. D’ailleurs, ils m’ont proposé à plusieurs reprises de m’installer avec eux à Bamako, pensant que j’étais trop près des griffes de Mamadi Doumbouya. C’était évidemment au temps où Assimi Goïta faisait encore illusion.
T’en fais pas, Tiébilé, ton combat continue et crois-moi bien : c’est pour bientôt, la victoire !
Tierno Monénembo